La peur semble avoir gagné du terrain dans les pays ouest-africains dirigés par les juntes militaires à cause de la montée flagrante de la répression. Déterminés à rester au pouvoir par tous les moyens, y compris la confrontation, les militaires ne cessent de restreindre l’espace civique, médiatique et politique, afin de contrecarrer toutes sortes de critiques et de contestation. Pour certains observateurs, la fin de la démocratie a sonné en Guinée, au Mali, au Niger et au Burkina Faso, dans un contexte de perte d’influence et de légitimité de la CEDEAO. Comment en est-on arrivé là ? Était-ce prévisible? Personne ne l’a pas vu venir ?
Issa DA SILVA SIKITI
Selon Poorva Karkare, responsable des politiques au Centre européen de gestion du développement des politiques (ECDPM), un groupe de réflexion basé aux Pays-Bas, il serait injuste de dire que quiconque ne l’a pas vu venir, alors que beaucoup l’ont certainement pressenti et même averti que la situation telle qu’elle était auparavant était intenable. Elle explique à L’économiste du Bénin : « Soyons honnêtes sur ce point; ce qui existait avant les coups d’État n’était pas vraiment une démocratie. Les enquêtes successives d’Afrobarometer indiquaient déjà un mécontentement croissant parmi les populations face à l’incapacité de leurs gouvernements à offrir « les dividendes de la démocratie ». Ainsi, même si personne n’aurait pu prévoir que tant de pays connaîtraient des coups d’État dans un laps de temps, il était évident que la démocratie était menacée ».
Bien que dans les pays concernés, les présidents déchus aient été élus démocratiquement, certains experts avaient suggéré que ces résultats étaient entachés d’irrégularités. En plus, les régimes d’Alpha Condé (Guinée), d’IBK (Mali), de Blaise Compaoré (Burkina) et de Mahamadou Issoufou (Niger) étaient souvent cités dans plusieurs affaires présumées de détournement de fonds publics, d’enrichissement illicite, de blanchiment de capitaux et de corruption.
Realpolitik
Nneka Okechukwu, responsable de la gouvernance inclusive et de la responsabilité à l’ECDPM, affirme qu’une confluence de facteurs a contribué à la situation actuelle dans cette partie du continent. « Les dirigeants qui se sont succédé étaient davantage intéressés à remplir leurs poches qu’à assurer le développement socio-économique de leurs citoyens. En outre, les acteurs internationaux qui ont adopté une approche de realpolitik en s’engageant avec ces dirigeants dans le cadre de leurs propres intérêts ; la société civile qui s’est montrée complaisante, complice ou réprimée ; la détérioration de la situation économique et sécuritaire ; et les organisations régionales et continentales qui se sont reposées sur leurs lauriers après la montée démocratique des années 1990 », a-t-elle déclaré à l’Économiste du Bénin.
A en croire Karkare, le bloc régional, la CEDEAO, est partiellement responsable de l’imbroglio qui sévit actuellement dans ces pays. « Pour avoir fait montre de complaisance dans la promotion et la protection de la démocratie dans la région, le bloc a donc eu du mal à réagir rapidement au premier coup d’État militaire. Il a essayé de sévir contre les juntes militaires, mais cela s’est rapidement retourné contre elles ».
« On ne comprend pas vraiment pourquoi ces coups d’État ont eu lieu. En introduisant des sanctions, la CEDEAO s’est rapidement retrouvée dans une position diplomatique difficile, car elle a été perçue comme dansant au rythme de l’Occident, en particulier de la France ».
Tâche difficile pour les juntes
Installés au pouvoir grâce à l’appui des populations désemparées par l’attitude de leurs dirigeants pro-Occidentaux qui apparemment servaient plus les intérêts de la France et de ses alliés, y compris les Etats-Unis, les militaires avaient vite compris que gouverner un pays était très différent de combattre l’ennemi sur la ligne de front.
Les échos provenant de Bamako, Niamey, Conakry et Ouagadougou rapportent que la lune de miel semble être terminée car l’appui des populations s’effrite au jour le jour. Certaines décisions prises par les juntes n’étaient que populistes et contre-productives. Par exemple, la fermeture prolongée de la frontière Niger-Benin, du côté nigérien (officiellement pour des raisons de sécurité); a sévèrement impacté l’économie locale et nationale et paralysé les activités des commerçants transfrontaliers à petite échelle.
Au Mali, l’électricité est devenue un luxe depuis la chute d’IBK et l’incapacité des militaires à éradiquer le terrorisme provoque déjà une grogne « silencieuse » de la population. La stigmatisation des Peuls et des Touaregs maliens – souvent décrits comme des terroristes – a atteint des proportions alarmantes, faisant craindre une guerre civile sans précédent. La suspension de l’aide publique au développement (APD) par certains partenaires traditionnels, comme la France, a également affecté plusieurs secteurs et accentué la pauvreté au Mali, au Niger et au Burkina. Les disparitions forcées en Guinée et au Burkina, et les arrestations arbitraires dans l’AES inquiètent et terrorisent aussi les populations.
Services de base
Selon Sophie Desmidt, responsable de la paix, de la sécurité et de la résilience à l’ECDPM, les juntes au pouvoir sont confrontées à une tâche difficile qui doit être prise au sérieux. « À un moment donné, les citoyens commenceront à exiger de réelles améliorations en matière de sécurité, ainsi que la fourniture de services de base. Il faut également noter que ces juntes n’ont pas complètement fermé la porte à la collaboration avec les acteurs occidentaux et nous devrions éviter d’assimiler la France à l’Occident – les dirigeants actuels adaptent soigneusement leurs partenariats, y compris avec certains acteurs occidentaux, sur la base d’un agenda et d’une stratégie clairs. »
Karkare a renchéri : « Que l’on apprécie ou non les régimes de la junte, il serait imprudent d’ignorer les revendications des populations en matière de souveraineté, de développement socio-économique et de sécurité – les sanctions n’ont aidé à rien de tout cela. « À l’avenir, il n’y aura pas de solutions rapides, même si des solutions existent. Il est nécessaire de réfléchir clairement aux voies possibles pour aller de l’avant et d’éviter de penser que l’orchestration de la démocratie par l’organisation d’élections résoudra d’une manière ou d’une autre les graves problèmes économiques, politiques et sécuritaires de cette région.
« Il est absolument nécessaire de renforcer les capacités de l’État dans la région pour permettre la fourniture des services de base. Pour résoudre le problème de la sécurité, un dialogue est nécessaire avec les groupes rebelles »
Légende : Est-ce la fin de la démocratie en Afrique de l’Ouest ?